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anciens appelaient Canicule ou petit chien. La métaphore m'était expliquée.
Orion s'affirme lui-même comme chasseur ; les quatre belles étoiles,
disposées en rectangle dressé, dessinent un torse gigantesque. Trois étoiles
serrées marquent le baudrier, trois autres l'épée ; et ce rectangle penché,
surtout quand il s'élève sur l'horizon oriental, semble escalader quelque chose.
Image d'un guerrier, peut-être. Mais la saison dictait une autre métaphore, car
ce n'est point quand l'hiver commence que l'on part en guerre. L'hiver est la
Alain, Esquisses de l homme (1927) 61
saison du chasseur. C'est le temps où les bêtes sortent des bois impénétrables ;
c'est le temps où l'appât les attire ; c'est le temps aussi où l'on découvre le
gibier à travers les branches, le temps où la neige conserve les traces. Comme
Arcturus, qui sort maintenant de la nuit et qui y rentrera en mars, est le signe
du laboureur, ainsi Orion est le signe du chasseur ; le grand chien et le petit
chien ont pris forme à sa suite. Ce puissant langage, qui fut la première poésie,
parle juste et finirait par s'expliquer tout, si l'on considérait mieux la liaison
des saisons, des astres et des travaux humains trop souvent oubliée.
Il ne faut point se hâter de dire que les coutumes humaines sont dépour-
vues de sens. Il fut un temps où l'homme se dirigeait en ses aventures d'après
le vol des oiseaux, et savait prévoir le pâturage et la source d'après l'estomac
du cerf qu'il avait tué. Le gésier, de l'oiseau lui enseignait qu'il pouvait manger
des graines jusque-là suspectes ou mal connues ; d'où est venue la coutume
politique de décider des actions importantes d'après l'observation des entrailles
animales. Et l'art politique, en ses commencements, devait retenir cet usage,
parce qu'il est plus aisé de persuader la foule par des signes vénérés que de
jeter des arguments parmi le tumulte et les passions. Ainsi tout serait vrai à sa
place, si nous savions mieux l'histoire réelle des idées humaines. Les noms et
les métaphores portent la marque de nos pensées d'enfance ; et qui saurait
parfaitement sa langue saurait tout de l'homme.
20 novembre 1921.
Alain, Esquisses de l homme (1927) 62
Esquisses de l homme (1927), 4e édition, 1938
XXVII
Pensées crépusculaires
20 novembre 1928.
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Je ne suis pas curieux de savoir ce que pensent les chiens, les chats, les
bSufs ou les lapins. J'entends bien ce que l'on me dit cela traîne partout, cela
fait un lieu commun que j'ai moi-même, et que nous avons tous, nous les
hommes, de ces pensées auxquelles nous ne faisons guère attention, de ces
pensées de demi-jour, ou crépusculaires, comme ce soin presque machinal de
me tenir debout, ou de conduire ma plume selon l'orthographe ; et quelquefois
je découvre que je pensais à quelque chose, comme à une chanson que je
fredonne, sans m'en apercevoir ; et cette pensée est pourtant quelque chose
pour moi ; et ces feuillages roux que je vois tout en écrivant, sans les regarder,
ils sont pourtant quelque chose dans la couleur de mes pensées. On peut
raffiner là-dessus, et même autant qu'on voudra, décrivant une sorte de frange
ou de pénombre autour de mes pensées principales, qui forment le centre du
tableau. Et puisqu'il y a de ces pensées crépusculaires, qui sont à peine des
pensées, voilà donc de quoi sont occupés, selon la vraisemblance, les chiens,
les chats, les bSufs et les lapins. Demi-sommeil et presque rêve.
L'homme fatigué, l'homme qui va s'endormir, connaît de telles pensées ; il
est chien ou chat à ces moments-là. D'où l'on conçoit des degrés infinis dans
toute la nature, et des degrés infinis en nous, conscience, subconscience,
Alain, Esquisses de l homme (1927) 63
inconscience ; et ces derniers degrés, les plus obscurs conduisent même à dire
qu'on peut avoir des pensées sans savoir qu'on les a, aimer sans savoir qu'on
aime, haïr et vouloir nuire sans savoir qu'on hait et qu'on veut nuire. Cela est
assez émouvant, et donne même grande prise sur les esprits faibles, à qui on
découvre des abîmes d'intentions et de projets. J'ai demandé plus d'une fois à
des peseurs d'or, que je voyais habiles, de faire sonner toute cette fausse
monnaie ; mais ils n'osèrent pas. L'inconscient est de cérémonie pour dîner en
ville, comme l'habit noir.
Il faut pourtant une sévère exactitude en ces choses. ou ne point s'en
mêler. Qu'on retourne la question comme on voudra, la conscience faible ou
diffuse est un fait de l'attention la plus éveillée. Comme la lumière d'une
lanterne fait voir autour du centre qu'elle éclaire d'autres ombres et comme des
esquisses d'hommes et de choses, ainsi 1'homme qui réfléchit découvre en lui-
même de ces pensées du coin de l Sil, si l'on petit dire, et même les tire un
peu au jour, se plaisant à les remettre aussitôt dans leur premier état. Mais je
le prends ici sur le fait ; ces pensées presque larves, c'est lui, l'étincelant
penseur, c'est lui qui les forme. Et c'est un grand sophisme, dont je voudrais
lui faire honte, s'il enseigne que ces pensées, quand la lumière centrale man-
que, sont encore des pensées qui vivent et se développent par elles-mêmes et
pour elles-mêmes, comme d'étranges animaux. C'est comme si l'on voulait
dire que les formes entrevues dans la pénombre autour de la lanterne, gardent
cette fugitive lueur comme une phosphorescence à elles propre, quand la
lanterne est éteinte.
L'autre parti, où je vois Descartes, peu suivi, peu soucieux d'être suivi,
l'autre parti tranche, d'après cette vue, qu'une pensée qui n'est point formée en
pleine attention n'est plus une pensée du tout. Par exemple la somme de trois
et deux qui fait la même chose que quatre et un, si je n'y fais plus attention, ce
n'est qu'un signe tout nu et une parole mécanique, enfin un mouvement du
corps qui dit : « trois et deux font cinq ». Et soutenir que, quand je dis cela
sans y penser, je forme encore des nombres, c'est comme si l'on disait que la
machine à compter qui est chez l'épicier forme aussi des nombres en son
intérieur. Suivez donc cette pensée ; éclairez les erreurs, les sottises, les
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